breathing under water...

... living under glass

(un journal online)

 

 

22-12-01

Je devais avoir quatre, peut-être cinq ans. Le sapin de noël - déplumé
sur le dessus - ressemblait à un porte-manteaux pour guirlandes avec ses
figurines d'oursons au ventre en forme de boule et de père-noël
chaussant des skis, et, dans la crèche au chevet de l'enfant Jésus,
Marie et Joseph avaient été rejoints par un âne à selle rouge et un
boeuf de couleur crème de marque playmobil, ainsi qu'un play-big et deux schtroumpfs.
Je ne me souviens plus si c'était comme après, lorsque je serais grand,
quand l'expectative d'un événement important - crucial si j'ose dire -
un premier concert ou le pressentiment d'un baiser à recevoir d'une
fille qui me plaisait dans une fête quelconque - je ne me souviens plus
si noël et la promesse de découvrir au matin les jouets merveilleux, les
surprises désirées cueillies au pied de l'arbre dans la salle de séjour
m'empêchait de fermer l'oeil une bonne partie de la nuit; impatience
irritée, et, déjà, mélancolique.
Je devais avoir quatre, peut-être cinq ans. Mes parents habitaient
encore en appartement, et moi encore chez mes parents. Eveillé dès sept
huit heures du matin (certains mettent des années) pelotonné sous les
draps et les couvertures, j'entendais les chuchotements de mon père qui
malgré toute sa bonne volonté ne parvenait jamais à esquisser un
mouvement discrètement - si bien que, grâce à lui, je crus que le
père-noël existât un temps record après que les autres enfants eurent
découvert le manège - et les allées et venues de velours de ma mère dans
la salle à manger. Enfin - le temps ne passant jamais de manière
raisonnable lorsqu'on attend ce qu'on désire - on vînt me chercher, et
je galopais dans mon pyjama bleu en direction du sapin précédé de ma
mère qui freinait mon allure.
Au pied du sapin donc, parmi une colonie de mandarines ça et là de
petits cadeaux empaquetés, l'objet de toutes les convoitises : une
voiture de sport électrique à taille d'enfant, un bolide superbe et
rutilant qui volait la vedette à un garage miniature (malgré ses trois
étages reliés par un toboggan) et un Big-Jim corsaire qui changeait de
visage quand on lui tordait le bras. On m'invita à me glisser à
l'intérieur de la voiture et à effectuer - avec précaution - un premier
tour de chauffe - exceptionnellement - sur le circuit de la salle de
séjour.
Le premier mouvement fut fatal. Une mauvaise manipulation à moins que la voiture-jouet ne fût calée depuis sa sortie d'usine sur la marche
arrière... le fait est qu'actionnant la clef de contact et appuyant sur
l'accélérateur je fis d'un coup, en un sursaut, une marche arrière
terrible, soudaine, désastreuse, qui fracassa en deux le sapin de noël;
sa partie la plus imposante s'abattit d'un trait sur le décor
méticuleusement enchanteur du séjour; la précieuse pointe de cristal mit
quatorze fois moins de temps à se briser sur le sol que ma mère six
jours auparavant perchée sur un escabeau n'en prît pour la fixer au
faîte de l'arbre.
Je pleurais très fort. Impossible de me stopper. Je pleurais à n'en plus
finir au milieu de jouets tétanisés - le Big-Jim avait pris sa tête
effroyable sans que quiconque ne lui actionnât le bras - et de paquets
rendus à l'ombre de leur joie sous les ténèbres du sapin. Le monde
venait de s'abattre d'un coup, mes pleurs redoublaient d'intensité,
inconsolables. Je venais de tuer noël, son arbre et le monde entier qui
sait.
Tous les sentiments les plus définitifs perlaient sur mes joues, le
désarroi, la culpabilité, la honte, le pressentiment d'une implication
plus forte. Je pleurais de manière très blanche, sans le fond de joie
qui danse toujours un peu, habituellement, dans les gros chagrins.
C'est le souvenir le plus précis que j'ai du noël de ma quatrième... à
moins qu'il ne s'agisse de ma cinquième année ; un souvenir que
j'emportais dans tous les noël à venir.

www.jerome-attal.com