l'immédiate
journal d'O.

 


tu viens ? me dit M.

évidemment.

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Avignon.

de toutes les villes, c'est Avignon qui surgit à nouveau. lumière, poussière, le mistral aux poumons et comme j'en tomberais de joie de la retrouver là, ma grande ville de l'urgence - les yeux couteaux du désir toujours plantés dans la peau, et qui tournent.

un train, une ville, un soleil sueur liquide - je ne pose jamais de questions.

(ce que j'aime, c'est aussi la façon dont je me sens férocement bête au sortir du train - je suis là, fatiguée, agacée, engoncée dans mes manches épaisses de fille du nord, la peau blafarde, une horreur de contrition polie et langue désagréable... quand devant moi, fous de joie, les enfants qui courent le long de la gare ont trouvé tout un secret de coquelicots rouges et qui leur tachent les mains.)

j'avance dans la lumière. ville emmurée de toujours dans ma colère et mon désir, route ouverte au soleil, avec de très jeunes filles sous l'arbre des arrêts de bus qui jouent et qui s'enivrent de l'eau. route vivante. la grande masse de la montagne s'éreinte dans les forêts, son flanc heureux qui veille, et on croirait la vague, et on croirait une femme, ce grand corps lourd qui très doucement nous accompagne. là-bas, Lacoste, j'ai reconnu la silhouette de beau danger vital et piqueté de tournesols - il y avait la joie folle et tout semblait brûler - brûler, encore, sur la route du choléra que suivait le hussard avant de s'en aller grimper sur les toits, la grande route de mes délires - Angelo ! et passant Apt, et passant le lit sec des rivières détournées, je crois que je vais tomber de bonheur fou et de lumière - la petite pluie de cinq heures m'adoucit, et dans mes mains soudain celles de M emmêlées, et son grand air dangereux, il n'y a plus de mots, le vent dans le jardin sauvage du presbytère, les croix rompues, folle douceur - la vie furieuse palpite et mon coeur animal.

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la chambre où je dors : toute de pierre et de tommette. le lit splendide et fou d'édredons lourds. un dessin de la cathédrale de Meaux de la terrible et tendre Jeanne Hébuterne, des livres, des cartes anciennes, des toiles très bleues qui disent la mer orientale et secrète. une fois la porte fermée, un petit couperet tombe en place - la porte ne s'ouvre plus que de l'intérieur. je la ferme très soigneusement et je laisse ouverte celle, vitrée et sans rideaux, qui donne sur le jardin de grandes fleurs vibrantes et de lumière.

bien sûr Breton : " Chaque nuit, je laissais grande ouverte la porte de la chambre que j'occupais à l'hôtel dans l'espoir de m'éveiller enfin au côté d'une compagne que je n'aurais pas choisie. "

la première nuit, je rêve qu'un garçon aux yeux fers et planètes m'embrasse à pleine bouche.

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je marche dans le matin d'une vie neuve et secrète, je marche tout doucement, je t'entends au dehors qui parle à des voisins, et tu ris, tu fumes sans doute je connais ton geste par le moindre fragment, aimantée de soleil je reste dans le jardin il y a un air de Coltrane cet air que tu sembles porter dans la peau à chaque instant il y a la chaleur épaisse qui nous passe dans la gorge quand tu surgis soudain quelque chose me submerge qui est autre chose encore que le sentiment de la beauté - c'est l'éternelle surprise - c'est l'affolante exactitude - c'est toute cette part de toi que je devine de peau profonde et qui m'échappe pourtant.

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alors, une fontaine d'eau glacée ; des sentiers de traverse ; des jardins sans barrières ; un chat noir et rouge funambule des créneaux et qui a peur du vent ; des enfants dans les arbres ; deux ou trois vieux peintres ronds comme des barriques à six heures du soir ; une encre de chine versée ; un solfège assoupi ; une fenêtre de grenier brisée par la nuque et qui chante ; un pied de rhubarbe bleu ; un vertige ; un fusil ; le bord d'une large pierre plate à grand flanc de falaise où les nuages s'amarrent ; tout mon désir violent éreinté au silence du jardin du presbytère ; un lilas bienheureux, violet, et dont le parfum se porte longtemps, somptueux, dangereux, comme une robe.

M fou de secrets et de désirs puissants qui lui filent sous la peau (je le sais).

M silence de statue les yeux tranchés noirs et mobiles quand il sourit.

M surpris par la pluie de cinq heures qui lit Lermontov debout dans les escaliers.

la sensation très claire d'être là depuis toujours.

la deuxième nuit, je rêve de V.

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délicieuse fraîcheur, quand la pluie vient balayer tout d'un coup les pages des livres et les coups de soleil, ça tombe fines gouttes tièdes et heureuses le long du corps de la montagne, ça va, ça glisse, c'est bon, ça sent l'herbe fauchée, la pierre, la forêt, fontaines défigurées, ivresse légère du soir, langueur, frisson, un grand feu allumé dans la cheminée pour l'odeur et le jeu, l'écorce aux doigts crevasses fines ma peau vibre, et puis lire Pouchkine, Dostoievski ou Remy de Gourmont, la reliure cuir épais dans la bibliothèque extraordinaire ces alliés de toute heure, je te lis des morceaux, Rimbaud, Lautréamont, les journaux de Delacroix dans une somptueuse première édition parchemin et dorures, tout existe avec nous, tout bouge, tout semble possible, et tu m'amuses follement quand languide comme une fille sur le grand divan vert tu manques mourir de rire en retrouvant Stendhal.

la troisième nuit, je dors dans son pull, ok.

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la nuit suivante, c'est toujours la première.

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je pense au secret délicieux qui pousse quelque part dans la peau. la pulsion. l'appel. il y aurait l'histoire de ce geste : je t'aime, tu m'épuises d'amour, je voudrais te détruire. ce geste comme rêvé. mes deux mains sur tes yeux, te surprendre - te surprendre oui et toutes digues rompues : les doigts dans les orbites, les doigts dans la bouche molle, les doigts dans la gorge vive et serrant et brûlant et cassant d'un coup net ce désir de misère. les doigts entiers en toi : tu te révèles. il y a loin encore des images pétrifiées, profondes et merveilleuses. il y a loin encore des animaux à vivre.

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alors, ta peau ma peau soudain quelle banalité sublime, quelle évidence, facilité tranquille des corps réalisés, la vérité c'est qu'infiniment tu me rassures - moins seule soudain avec la nuit, le feu, les arbres noirs et enlacés, la vie violente, le désir - je me souviens de ton premier visage, celui de la toute première rencontre, descendant les escaliers cheveux bataille yeux couteaux somptueusement débraillé moi je voyais les gyrophares - et je tombais, toute peau étreinte, je tombais en flammes pour un rien, un mot, un fragment de ton oeil adonné au hasard - la peau sait, la peau pressent, mon coeur indéfiniment déchiqueté de ta furieuse désinvolture d'enfant libre et heureux, les longues heures à user nos patiences ridicules dans les rares mètres carrés d'une cuisine parisienne, la nuit, quand l'un et l'autre jetant un sort à la bouteille de gin on s'amusait frère et soeur on se jouait de nous-mêmes - tu détestais Breton, tu l'appelais le manager, pourtant comme lui trafiquant ta date de naissance tu avais adopté la mienne, un vrai Verseau donc et l'occasion de fêter ton anniversaire à nouveau quelques mois après l'éclat premier de tes faux trente ans (en plein milieu de la fête, peau brûlante à ton bras, laissant tous tes amis pour boire du champagne en cachette avec mes belles chéries, ma voisine hystérique, un délicieux secrétaire d'ambassade et ma protégée grecque), tu disais : le surréalisme, ce feu de paille ésotérique ! et te voilà encore penché tout le long de mon épaule pour lire notre thème astral... rouge et noir et violent à souhait, comme dans un rêve profond une femme se tient là et le miroir brillant entre ses deux mains jointes, un lac se couvre de brume, un vieillard se promène heureux dans l'odeur et la couleur déclarée d'une vigne, trois coupes de vin forment un triangle, un pilier de marbre noir annonce une porte inconnue, tout un fatras ésotérico-glauque qui nous fait rire aux éclats - étrangement silencieuse pourtant le temps d'un instant quand du fond du jardin mains ensevelies dans les pivoines je crie : et l'ascendant ? - c'est un poignard.

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à mains nues et sans m'encombrer de rien d'autre j'aurais volontiers serré la nuque des tranquilles étudiants américains du "Campus de Lacoste" - Savannah College of Art and Design - oh tellement aimables, tellement souriants, et accomplissant consciencieusement leur footing dans les douves redessinées du château blanchi à la bonne morale d'un festival de musique lyrique - n'en jetez plus ! que tout flambe, mon coeur, que tout flambe encore une fois.

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au soleil, de toute langueur.
sous mes yeux clos des formes épaisses qui bougent, lentement, et puis toujours la fente très tendre de la lumière entrée.

je trouve dans les journaux et la correspondance de Katherine Mansfield de très belles pages sur sa Nouvelle-Zélande perdue. début de siècle sous la voilette de son chapeau et je la sais malade, fébrile, les poumons gorgés d'eau, seule en terre et langue étrangère quand John Middleton Murry reste faire le mariole littéraire à Londres, prise au piège du fracas absurde de la guerre et de l'incestueux deuil du frère, cette nostalgie coupable d'abandon de l'enfance des falaises et des arbres Pacifique - partout dans son écriture la Nouvelle-Zélande ressurgit comme convoquée de la chair douce du rêve et du corps de la femme, la Nouvelle-Zélande de la mer et de l'enfance, pour ne pas devenir folle.

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souvenir parallèle de Sylvia Plath : I am a fragmentary girl...

et toi tu parles ma langue, si profondément dans la fibre si intensément c'est insensé, tu parles ma peau mon souffle mes heurts mon angoisse mon désir mon élan fou au monde le coeur même de ma jouissance, l'instant ultime et toujours renouvelé de la réconciliation.

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à midi les petits viennent jouer dans les lentisques, les épines des genévriers piquent les lèvres et le cou, à se rouler par terre la rocaille laisse une empreinte à la paume, en relief. dans le village fortifié de bonheur il n'y a pas de haies pas de propriété et les mômes exultent somptueusement, bien sûr je fais le loup (la louve), je fais mine de ne pas les voir tapis dans la mousse des sous-bois, je protège le plus petit, rouquin comme un jeune renard de Sparte et qui me tient dans la peau, pareillement. promesse aveugle d'amour et d'absolu, je tomberai toujours les yeux clos en arrière dans les massifs gorgés de sève et de soleil, goûtant l'air vif, l'odeur de la pluie, les lignes dans la main de l'orage qui s'avance au corps heureux de la montagne, et puis rentrant dans le soir, ivre d'espace et fourbue comme un jeune animal, cheveux tout emmêlés de longue lutte, la peau salée et fissures pleines, quand je m'effondre dans les édredons et que la nuit résonne par la porte grande ouverte, je retrouve ma maison perdue de l'enfance, je la retrouve pierre par pierre, marche par marche pour monter dans ma chambre dans le parfum prégnant des grands lilas violets, je la retrouve telle que vingt ans de ma vie elle m'a accompagnée, elle ne disparaitra jamais.

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"Que dit ce jazz qui est improvisé ? Il dit des bras mêlés aux jambes et les flammes s'élevant et moi passive comme une chair qui est dévorée par le crochu aigu d'un aigle qui interrompt son vol aveugle. J'exprime pour moi et pour toi mes désirs les plus occultes et j'atteins avec les mots une orgiaque beauté confuse. Je frémis de plaisir à travers la nouveauté d'utiliser des mots qui forment une intense broussaille. (...) Cette capacité qui est mienne de vivre ce qui est rond et ample - je m'entoure de plantes carnivores et d'animaux légendaires, le tout baigné dans la rude et gauche lumière d'un sexe mythique. Je vais de l'avant de manière intuitive et sans chercher une idée ; je suis organique. Et je ne m'interroge pas sur mes motifs."

Clarice Lispector, Agua Viva (traduit du brésilien par Regina Helena de Oliveira Machado, éditions Des Femmes)

elle me plaît et elle m'agace, Clarice, elle est folle, elle exagère, elle me rassure, elle m'énerve, elle roule de splendeurs simples en délires kitschissimes et parfois elle dit l'intense, la très physique vérité.

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cet accès de bonheur dans la vitesse et les colzas, le vert sublime des champs de blé, trouée du ciel - ce qui me manquait, c'était la tendresse - folle tendresse, ta main sur ma hanche, cette manière de m'accompagner quand je marche pieds nus sur la crête des rochers -

je pense à Clarice encore : Gênero não me pega mais, "le genre ne me saisit plus"

quand tu ris de mes feintes, mes minauderies d'orgueil, ma manière chaloupée et précise de marcher, quand tu écartes d'un coup tout le rouge de ma bouche, tu dis : juste comme tu es - ça me craquèle profond, ça craquèle les schémas, les droits que je me croyais et qui ne sont que des réponses serviles aux attentes des regards - non, mon rôle n'est pas de plaire - il n'y a plus de rôles - le genre figé peut être tu m'en libères

et debout dans l'herbe et le vent vifs, bord du monde tu vas donc m'arracher le coeur du bout de la pulpe de ton doigt, l'air de rien, oh l'air de rien toujours, et sans doute je ne veux rien savoir de toi, rien exiger jamais, glisser à peine tranquille tout le long de ta peau - tu me prends par surprise, à chaque instant toujours un peu éberluée de tes mains, de tes cheveux sombres bouclés volages ton air un peu pirate ta nonchalance de jeune fille (perverse), tu me regardes très peu, tu ne te complais pas, tu ne joues pas les jeux, tu es d'une douceur au monde aux autres que je ne comprends pas toujours quand je m'en vais en flammes pour un détail ou une couleur, qu'est-ce qui vibre dans ta peau, grand mystère, toute beauté, qu'est-ce qui me ramène à toi de la façon la plus simple, qu'est-ce qui me fait si faible, si tendre, si libre, entière à tes côtés débarrassée de tout apprêt pieds nus dans un vieux jean avec ton pull usé aux manches les cheveux mélangés pour marcher dans le soleil et danser gorge versée sur un vieil air de jazz ?

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oui, cette espèce de tendre liberté. j'écris peu, je lis un peu plus, je m'endors dans ton corps et la nuit odorante. l'heure s'écoule comme de l'eau et j'en sais le moindre mouvement, le moindre poids, la moindre force dans la beauté consciente de ce qui ne reviendra pas. un moment ton père est passé et j'ai été sereine car ton père parle du monde avec une ardeur d'engagement politique et humain, comme le mien. ce sont des choses comme ça, des choses fondamentales pour moi. j'ai pensé à A inquiet et me répétant sans relâche : tu cherches des choses qui n'existent pas. à l'aube blanche, à la sueur, dans l'eau vivante des fontaines et des livres, tu existes, tu existes tant, je te sens à chaque instant avancer et construire cette folle confiance du monde dans le gouffre de ma peau.

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un matin tu as dit : on va voir la mer ? et puis j'ai pris mes lunettes de soleil, j'ai fermé la porte-fenêtre, on est partis. les voitures sur l'autoroute, je regardais les gens vivre dans la boîte de leur peau, j'avais oublié le bruit, la masse, la tôle, et pourtant folle de joie le long de la baie et des chantiers navals, lumière du soir sur les carcasses des bateaux, le désordre tranquille du monde, et les îles bleues et brumeuses enfouies seules dans la mer, ce bleu qui nous prenait au coeur comme une main - je ne posais pas de questions - soudain dans une allée privée et un air à la mode le visage hâlé de N, la table somptueuse dressée sur la terrasse, la maison vent salé qui sent l'argent et les fêtes furieuses des enfants de Passy - tu fumes sous les lilas, tu t'en fous royalement, je devine les morceaux de ton adolescence hasard de tes dérives je devine les secousses - debout en face de toi N a toujours l'air d'avoir dit un mot de trop ou à côté, il attend ton avis, ton appui, il quémande, il se sait débordé et doucement j'aperçois peut être un autre de tes visages - doucement - je suis au bord du monde je téléphone à L comme une adolescente je dis je ne sais pas je ne sais pas je me vois tomber dans l'eau fluorescente du cadre bleu de la piscine - est-ce qu'il est temps de fuir ? je te regarde marcher dans les ombres du jardin, et sourire, et déchirer encore ta peau dans les écorces - ton corps à toi seul appartient - est-ce qu'il est temps ? devant N je ne veux pas être ce que je me meurs d'être à chaque instant - tendre - devant N et devant toi c'est la fierté d'abord qui m'habille toute de noir - tu tends la main, je tombe au piège à chaque fois - et je sais comme ta belle peau tranquille comme ta désinvolture t'ont hissé malgré toi dans la sale adolescence hiérarchisée des cours des grands lycées - je te regarde encore, je te regarde bien trop - je suis fauve complètement alerte et absolue folle flamme dans la poitrine j'ai le goût de la proie l'ivresse du tout et rien à ta respiration, je m'efface dans la nuit l'odeur portée des pierres eau et chaleur mêlées je suis ma peau qui tire, qui tire à la folie je suis la déchirure, c'est un piège merveilleux et je tombe, très lentement, je t'entraîne avec moi animal mon égal

incessamment

tes secrets je ne veux pas je lis comme d'un miroir brisé ton orgueil tes tristesses ta confiance dans ta peau, et tu verses la gorge parfois à la nuit souple comme une jolie fille mais je n'en dirai rien -

sur la baie quelque chose brûle, un bateau ou un phare, le bord méditerranée qui est notre pays, la nuit

en moi la jeune fille folle quand tu t'approches, en moi la naufrageuse, la vague étincelante toute prise dans la poitrine

en moi le garçon cheveux noirs cet air d'enfant sur sa bouche quand il s'adosse encore aux murs blanchis de chaux et qu'il traverse, brûlant, les dancings rauques du soir

néons rouges et bleus codes secrets dans les yeux

en moi la terre antique la bruyère incendiée à toute allure heureuse au galop d'un cheval ou sur les autoroutes dans les chaleurs d'été

jamais tu ne te soumets

jamais tu ne me soumets

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et sur le quai fermée à double-tour à nouveau dans ma robe noire et mes lunettes de soleil, folle de larmes et de joie mélangées - je garde encore un peu la fente sombre de ton oeil, et comme tu plonges dans l'eau, comme tu ne retiens rien, comme un instant immense et sans nécessité pourtant tu as serré ma main - N bardé d'ordinateurs et de sandwiches crie que le train va partir - dans tes bras je chuchote un peu dure un peu froide des mots entiers et inconnus :

décidément tu n'es pas le genre de type que j'ai envie de fuir.

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