l'immédiate
journal d'O.

 

 

je ne veux pas écrire comme une fille. je rectifie : je ne veux pas écrire comme une fille qui fait la fille pour des garçons. écueil de ce journal en écho de la vie : "je" suis tout à la fois un sujet désirant et pur objet de désir. sujet désirant c'est un statut qui reste difficile ; sujet pensant n'en parlons pas, rappelons pour rire jaune que l'Eglise dans sa grande mansuétude s'est quand même demandée au Concile de Mâcon en 585 si la femme avait une âme ou non - et s'est bien gardée de trouver une réponse. dire les choses comme elles sont : 

ce journal est un journal de jeune femme, et cette jeune femme souvent m'afflige. il y aurait long à dire sur la pure fonction de référent social et le constructivisme délirant de certaines pages : "j'ai acheté une robe rouge, j'ai mis du rouge à lèvres, la fête m'enivrait". j'ai honte des pages passées où je pensais porter haut les couleurs d'une liberté ; j'ai honte de ces soi-disantes "crises d'hystérie" qui, premièrement, étaient appelées hystérie au sens clinique/psychanalytique mais jamais au sens commun, et de plus, très clairement, n'en étaient pas. c'est un processus complexe : d'être traitées d'hystériques nous en venons à revendiquer le droit d'être dans cet état supposé quand bien même, l'ironie est mordante, nous n'y sommes pas. et nous usons d'artifices pour nous légitimer : l'utilisation éhonteusement rhétorique de ce nous vaguement sororal et massif en est un bon exemple (mais comme ça claque dans un discours, tout de même !). cette chose à la fois vraie et terrible, car subie : nous avons si peur. et nous sommes si peu sûres. nous n'avons jamais eu la science, la politique ou bien la langue de notre côté. c'est à dire : aucun des organes de pouvoir. la science nous clinicise, la politique nous ignore, la langue nous efface au profit de la marque d'un masculin dominant, et ça n'en est que la force de répression la plus apparente. nous sommes forcées de nous défendre avec les armes de l'attaquant, cette "guerre" même qui l'a déclarée telle ? un clivage oui. un conflit non. nous commençons tout juste à prendre conscience de la nécessité de construire nos outils, nous allons à tâtons, nous ne sommes pas semblables, nous ne sommes pas identiques et nous ne sommes pas d'accord. notre point de retrouvailles est celui-ci : politiquement, nous sommes une minorité à tout point de notre vie. il est amusant de penser que le mot féminisme a tant été stigmatisé, alors que toute notre société est fondée sur un masculinisme implicite et inébranlable, n'ayons pas peur des mots. et sans doute même maintenant dans l'argument : renvoyer dos à dos féminisme et masculinisme c'est évacuer la force de prise de conscience qui est celle du féminisme, incomparable à la force de soumission qu'impose le masculinisme. il est déjà galvaudé et dangereux depuis longtemps de parler de féminisme en 2007 : parlons d'égalité et de reconnaissance, alors. mon projet de vie en tant que femme dépasse ma naissance biologique de femme, c'est un projet d'émancipation. je n'ai pas de mots pour m'écrire. tous les mots créent l'image : quelle que soit l'image que je crée, ça n'est pas moi qui décide du code d'interprétation que l'on en fait. écrivant, il faudrait que j'écrive selon mon goût mais aussi selon une prise en compte d'une herméneutique politique, littéraire et sociale -  échapper aux codes est-il possible ? je m'épuiserai à passer entre les mailles de filets plutôt que de créer, dans l'indifférence de la réception, une image qui convienne à mon désir. alors ? je ne supporte plus Duras qui assène et enferme, je ne supporte plus son aridité, l'aridité de l'amour de la femme pour l'homme comme un dû ou bien une évidence, l'enfer de l'enfermement dans des phrases absolues et qui coupent comme du verre. j'ai un mal fou à lire Cixous que j'aime en revanche écouter parler, longuement, à la lumière d'un parc hors de Paris et hors du temps. Anaïs Nin souvent me fatigue avec ses petits airs de poupée bien lissée prête à plaire. Lispector est tellement 70's, et avec elle toute l'armada d'écrivains françaises obnubilées par leur maternité qu'elles vivent comme une preuve de supériorité. Violette Leduc à la rigueur. la production actuelle m'indiffère ou me dégoûte, dans sa majorité porno-chic pour des désirs extérieurs. je sauve Plath, Pizarnik, Storni, Tsvetaeva, Akhmatova, et Alix-Cléo Roubaud, en vrac et parce qu'elles n'ont jamais joué le jeu selon les codes établis. je ne veux pas écrire comme un homme ; je ne veux pas écrire comme une femme non plus. je rejoins Woolf sur ce point : le versant androgyne de l'écriture. il faudrait affiner : parler d'un corps de femme n'est pas parler en tant que femme exclusivement. vivre un corps de femme n'a rien d'une expérience ultime : c'est le fait de vivre un corps, quel qu'il soit, qui est terrible et fascinant. ça me fatigue prodigieusement, ces rhétoriques dites féminines du corps "chaud", "tendre", "pulsant", j'en passe et des meilleures (je suis déjà tellement tombée dans le piège). mon corps m'explose : non pas en tant que corps de femme, en tant que corps vivant. je sais et je voudrais qu'un homme puisse dire pareillement : mon corps m'explose. mais nous sommes prisonnières de tant d'images qui nous dépassent...  délit de sexe. le corps est très à la mode dans ces débuts de XXIème siècle et nous ne savons toujours pas en parler sans clichés, sans chausse-trappes, sans nous enfermer plus ou moins consciemment dans des catégories hermétiques et limitées. quand mon corps m'explose c'est avant tout une situation sociale, politique, historique : le monde m'assomme d'images auxquelles je suis sommée de ressembler, et auxquelles on me compare incessamment dans l'espace public comme dans l'espace privé. où jouir de liberté ? nulle part. la liberté qui pourrait être la nôtre, nous la nions nous mêmes dans nos actes de sociabilisation, parce que payer le prix d'un écart, d'une marge, d'un espace neutre cela équivaudrait en réalité à payer le prix d'une totale aliénation en croyant prendre notre liberté. nous avons été éduquées pour plaire, pour tenir une maison et pour donner la bouche. notre corps ne nous appartient pas. le "continent noir" de la sexualité féminine disait Freud : splendide transparence des mots, dans le contexte de l'époque battante du colonialisme. début du XXème, l'Afrique saisie, ses richesses confisquées, sa liberté niée, et l'exotisme latent d'une terre aux cultures et aux topographies inconnues, difficiles à mettre en cartes, le jeu de mot est presque drôle : "impénétrables". "La femme n'existe pas" a dit Lacan, et ce qui aurait pu être un appel à conscience nous a, en vérité, privé même de notre inconscient. il a jubilé de nous contenir dans le fragmentaire, le lacunaire, il a dit "la pas-toute", car "il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses, donc des mots". 

ce que je comprends lentement : ce journal est l'avancée, quotidienne, difficile, insatisfaite et nécessaire dans un territoire qui est moi et pourtant ne m'appartient pas complètement.


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mercredi 10 octobre 2007