souvent je parle de ça et pourtant je ne sais pas
le dire. la matérialité terrible du monde, en certains objets, certains moments,
certaines heures du jour ou de la nuit. les mains dans l'eau froide pour couper les
légumes, les mettre à cuire, faire la soupe qui nourrit. les mains dans l'eau froide, et
quelques fois on se coupe, le sang perle, rouge. c'est comme ça. ça n'a pas d'autre sens
que ça. c'est le fait même d'être vivant. il m'a donné
à lire la vie matérielle et j'ai pensé à ça bien des fois. il y a un texte
intitulé la maison où Duras parle de ça. de la maison, qui est l'espace des
femmes. je veux dire, la maison, c'est le corps étendu de la femme. la maison, c'est son
travail, son temps, c'est tout. moi je vais je viens je n'ai pas les obligations de la
femme qui tient ses enfants son mari sa maison, mais c'est pareil quand même. la
matérialité même de la vie, je l'ai en moi, je l'emporte partout, tout le temps. j'en
parle et pourtant je ne sais pas le dire. c'est juste terrible comme le monde est présent.
je veux dire, les lumières trop blanches qui brûlent les yeux, les nuits malades qui
coupent le coeur, et le froid dans la rue, le bruit terrible de la ville, la peau de la
main qui s'ouvre comme un sourire sous le couteau qui dérape. c'est beau. c'est tout. je
le vis et parfois avec douleur, mais c'est tout aussi bien ainsi. la matérialité.
quelques fois tout est juste trop fort, il ne reste qu'à pleurer. on ne sait pas
pourquoi. ça n'est pas important je crois. la matérialité. quand je cours en collants
dans la rue c'est pareil, c'est le vent qui souffle entre mes jambes, et dans mes cheveux,
c'est le vent qui me tue et j'ai le coeur qui bat comme jamais. quand je suis dans mon
bain et que je lis à voix haute en riant, c'est pareil, c'est l'eau qui me tient en son
corps et qui danse avec moi, c'est un moment plus près de tout où rien n'importe
vraiment. c'est comme ça.
il y a les mots, aussi. je l'ai déjà dit. les mots
"café", "pain", "soleil", ce sont des mots qui me touchent
tellement. ce sont les mots du début, de l'essentiel, ce sont les mots du vital, du
vivant. les bergers aux yeux bleus dans les montagnes, le travail de la terre dans les
campagnes. ces mots-là ce sont des mots du matin, du tout début des choses. quand je dis
"rouge", "pluie", "lumière", quand je dis "jeune"
et "folle" et "fière" c'est vraiment la même chose. ce sont mes mots
à moi, mon langage, ma manière de m'écrire dans le texte et le temps, mon corps écrit
étalé à tous vents. on ne peut rien contre ça. on reste vivants comme ça.
il me font rire, les gens qui croient que parce que je vis dans
les mots, je vis ailleurs. ils n'ont rien compris. ils ne peuvent pas comprendre. ils
n'écrivent pas. ils ne savent pas comme le langage vibre, comme c'est une corde tendue le
langage, un instrument de musique ancien, la lyre d'orphée c'est bien la poésie, ah oui
ils me font rire ces gens-là vraiment. ils croient sans doute que la
"réalité" (mot très à la mode) se tient dans le sérieux, le concret, je
veux dire dans la force, le financier. ils croient aussi que l'on gagne du temps en le
comptant, qu'il n'y a que par l'excès que l'on se sent vivant. oh, suffit.
je ne sais pas pourquoi j'écris. je ne sais pas, ça m'est
égal, c'est nécessaire, ça passe le temps, ça laisse apparaître en filigrane toutes
les raisons d'être vivant. la tristesse et le désir, les heures sanguines au gré du
temps.
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