jeudi 1er novembre 2001 les yeux verts
viens, viens que nous allions ensemble pendant cet après-midi de
printemps, viens, qu'on aille à travers la ville, qu'on parle, de tout, c'est le bonheur
de vie, qu'on regarde le mouvement, la ville à travers les vitres, la lumière jaune,
qu'on aille, toujours, qu'on reste, toujours, là, et là encore, à regarder derrière
les vitres la ville, la lumière jaune répandue, qu'on parle, de partir, de rester,
d'écrire, de se tuer, tu vois, viens pour rien, pour entendre le bruit, le bruit des
langues étrangères, les cris, le vacarme, le fleuve, la douceur qu'on parle, regarde ces
charognes qui planent au dessus des vallées, regarde, à la recherche de leurs proies,
les guerres, tu sais, les camps, oui, écoute, les trains, roulent à travers l'europe, de
la faim on dit, et des morts, encore, oui, tout est pareil et rien, non rien puisque nous
sommes, nous, oui, écoute, écoute ce vide qui arrive, nouveau, l'aventure nouvelle,
restons ensemble jusqu'au soir, regardons nos ombres longues sur les trottoirs, restons
ensemble jusqu'à la lumière oblique, le soir, regardons venir la nuit, l'autre versant
de la vie, ce retournement, à peine on le voit, à peine on le sent, ce glissement, cette
charnière facile, et puis voici, les voici venir, les génies, les génies du noir, à
pas feutrés, ils viennent, écoute, tu sais, les moissons nouvelles, celles des
non-travailleurs, ceux qui ne feront plus le travail, ne souffriront pas, trouveront leur
convenance dans le loisir illimité de la vie, regarde, écoute, ce temps étrange, il
vient, long, il est long, lent, il n'y a plus de travail, n'y aura plus de travail, les
longs chômages de la fin du 20ème siècle, tu as entendu dire, ont commencé, vont
rester là, devenir séculaires, disons la même chose de l'été, l'été commence,
disons-le comme ça, l'été commence, les longues journées de l'été, elles sont lentes
et profondes, en resteront là pour l'éternité, viens, viens qu'on parle, encore, de
tout, c'est le bonheur de la vie, de cette ville océane, c'est de là qu'elle sortira des
eaux, de ce fleuve, elle est celle de l'autre versant, écoute, regarde la, elle vient,
elle est celle qui vient, elle, la perte du monde, regarde, la voici, tu la reconnais,
elle est notre soeur, notre jumelle, elle vient, salut, on lui sourit, si jeune elle est,
si belle, habillée de peau blanche, les yeux verts.
marguerite duras,
les yeux verts,
cahiers du cinéma juin 1980
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