l'immédiate
journal d'O.

 

 

les moments rares

04.12.03

je dîne avec mon père. il ouvre une autre bouteille. il y a des éclairs au chocolat qui viennent de cette pâtisserie du quartier que j'aime bien. après, il fait noir, papa allume le feu, on écoute ses vieux disques, les vinyls dans leurs cartons cornés qui sentent la poussière. je les connais tous sur le bout des doigts. Brel, Ferré, Boris Vian, Reggiani, Barbara. j'aime bien Leny Escudero, la chanson du cancre. pour mon père le Chili ça reste comme une blessure. il y en a d'autres, beaucoup, des profondes et des rouges. je dis : j'aimerais que mes enfants n'aillent jamais à l'école. j'appelle mes grands-parents, parce que je pense à eux, parce que la dernière fois que je les ai eu au téléphone il y avait du bruit, j'étais malade, je me sentais lointaine. on regarde un vieux film sur le circuit du Mans, avec Steve McQueen qui avance comme un chat, qui ne dit pas plus de dix phrases, la grande classe, j'adore ça. j'ai vu madame X dit papa, elle m'a parlé de toi, et il baisse la voix, il sourit, il est fier, il me laisse évoluer tranquille et sans encombres dans mes zones de mystère, il ne demande rien, il a confiance en moi. je pense au sapin de noël du triple de ma taille qu'on montait par la fenêtre au plus fort de l'enfance, celui qui sentait bon et qu'on dressait, immense, dans la belle salle de jeux avec toutes les guirlandes qui clignotaient la nuit. je pense à l'établi que j'avais près du sien en plus petit dans le garage, ma scie jaune poussin, mon marteau à bout rouge, les clous que je plantais avec ferveur dans un morceau de bois tenu par un étau. je pense à mes gants en cuir noir fourrés de laine polaire, à mon casque à stickers, à ma petite moto. je pense aux promenades. je pense aux cerfs-volants. je pense aux pistes en ski. je pense au circuit de petites voitures, je pense aux locos à vapeur, aux bonshommes, aux légos, mes voitures de course téléguidées qui dévalaient comme folles les escaliers. les longues heures douces, les moments rares. j'avais six ans, sept ans, mon père trois mois de plus, à tout casser. on jouait tout le jour et jusqu'à épuisement, à plat ventre sur le parquet. les rêves et les fous rires filaient sur le circuit. je me penchais au plus près, au plus près toujours et toujours tant et tant - les rubans de mes cheveux se prenaient dans les essieux des roues.

 

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