l'immédiate
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les monstrueuses 17.11.03 juste avant la salle noire, le petit visage rose et pointu de Clémentine, ses cheveux blonds bottes de paille en bataille - belle comme un coeur, comme dans le souvenir, et quand elle court après moi dans les escaliers elle dit : je t'ai reconnue à ton parfum. le rideau s'ouvre, je file à ma place, au bout de dix minutes déjà je m'ennuie, je fais des listes top-ten au dos des programmes en papier recyclé, des critiques à mi-voix pour faire rire ma soeur, c'est incroyable ce que Racine a pu plagier son monde, toutes ses héroïnes soit-disant flamboyantes sont de véritables plantes vertes à côté de celles de Sénèque, et je ne parle même pas des bons vieux dramaturges grecs - Phèdre, Andromaque ou Médée ça c'était de l'époque, des femmes monstrueuses et qui semaient la terreur, toutes des étrangères, la peau d'une autre couleur, les cheveux noirs de jais des monts d'Asie mineure, des barbares au sens originel (des non-grecques), folles, puissantes, magiciennes ou guerrières, épouvantables de liberté propre et de passion pure, autre chose certainement que ces potiches même pas corinthiennes qu'on nous sert aujourd'hui sur les scènes des théâtres - blondes, fades, molles, bien trop connues - pourtant toutes les trois, mes trois belles monstrueuses, sont d'une modernité absolue, elles portent dans leur corps même pour des yeux civilisés la peur panique de la passion, de la furie, de l'hubris grec non ravalé, du sang et des entrailles, la magie, le savoir, l'insondable inconnu - on ne dira jamais assez que toutes trois furent haïes parce qu'elles étaient différentes, différentes de par leur condition de femmes bien sûr mais plus encore parce qu'elles étaient d'ailleurs, de ces régions du monde que l'on ne contrôlait pas, comme ces détroits du coeur dont on ne réchappe pas, et si l'on veut aussi les faire passer toutes trois pour des femmes asservies à leur amour, passionnées de l'homme, on se trompe de chemin, Phèdre la première s'en fout qui dans sa passion pour Hippolyte est avant tout amoureuse de l'absolu même du mot et pas tant de l'objet, Médée furieuse et sublime incarnation divine de la liberté, Andromaque fidèle non pas à un homme mais à son souvenir seul, son souvenir à elle - elles n'ont besoin de rien, de personne, et puis se fichent pas mal d'être ostracisées puisqu'elles le sont déjà, de naissance, nées dans ces lieux lointains du rêve ou bien de l'écriture, au-delà des limites, au-delà de la mer, du pouvoir étendu - le lieu du corps-pulsion, entrailles rouges de la vie, magie noire et arkè, elles le connaissent par coeur, elles en gardent les secrets.
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