l'immédiate
journal d'O.

 

encore une fois tout va trop vite : je ne sais plus dire déjà si c'était moi ou lui ou rien - je ferme les yeux dans la nuit des remparts, je cherche le point d'appui, l'instant où j'ai posé très tranquillement mon sac sur le comptoir du bar pour marcher les bras libres jusqu'à lui - tout était mesuré, je me souviens bien que tout avait été rêvé déjà, l'après-midi quand il passait fidèle à lui même grand animal sous les arcades j'avais le dos entier contre le plâtre blanc et vert-de-gris des décors, je pensais pas encore pas si vite pas dans la lumière absurde du jour offert - à la nuit je reviens toujours, à la nuit très doucement, la place de l'Horloge longtemps toute encombrée de monde au sortir du spectacle, les roues d'eau et de strass de la rue des Teinturiers, l'impossible rue des Lices, dans cette rue un jour tu as pris ma main, dans cette rue j'ai couru tenant celle d'Ayako, dans cette rue et jusqu'au tapage tranquille du bar, je cherche encore l'exactitude, l'exactitude file sous les mots, je reprends : très beaux, les danseurs du spectacle de Platel, leurs grands corps tannés, habités, cet après-midi ils me parlaient du Liban et ce soir, à défaut de trouver des réponses aux questions de l'horreur, ils font les statues silencieuses ou les piliers de bar, F ouvre les jets d'eau dans la touffeur de la nuit, quelqu'un s'exclame d'un coup : oh j'ai bien dû m'en faire trois ou quatre ! et tu es là contre moi toute la surface de nos peaux reste plane toute la foule nous absorbe - je t'emmène dans la nuit, les regards éberlués te font rire, je ne sais plus déjà si toi ou moi ou le mur antique mouillé de l'eau fraîche des buissons, tes bras, ta bouche, tes yeux fendus en couteaux tu as follement et tu n'as pas d'emprise sur moi parce que je suis faite de cette même violence démesurée du désir dans la peau, parce que cette même servitude au corps, à la chaleur, à la tristesse, aux aiguilles du réel, sans relâche - je reprends : tes bras, ta voix, toute ta désinvolture de nuit pâle corps délié au monde cela précisément de toi que je reconnais en M, profondément, cette maladie du désir qui nous tient, cette tyrannie du désir qui nous ronge, je me sens comme un tueur tu as dit et j'ai presque crié et tu as été plus vite : tu es une tueuse aussi - je ne sais pas je ne sais plus je ne veux pas vraiment me souvenir ce que je voulais c'était juste te dire quelques mots dans la peau : je t'ai jeté des mots vifs, des mots de dureté et de déception, les mots que les autres ne diront pas, quand tu les heurtes encore parce que ton propre désir te heurte, les mots devinés de la douleur de la jeune X qui t'aime comme tu le mérites et tu ne le mérites pas, les mots en tentative d'exorcisation du désir destructeur qui valent tout autant pour moi - et puis j'ai tenu mon visage de longues minutes encore, de très longues minutes pour dire bonne nuit à chacun, pour marcher le long des grilles, pour que les larmes enfin épaisses profondes irraisonnées dans la rue vide et noire, le nom sur la plaque grandiose et ridicule m'a fait éclater de rire : se déchirer le coeur rue Notre Dame des Sept Douleurs, faudrait pas exagérer non plus, alors, en plein milieu de la nuit au téléphone je dis à M je suis triste d'amour terrible et de comptes infernaux à régler avec le désir, il me dit je t'écoute.

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vendredi 21 juillet 2006

Avignon