l'immédiate
journal d'O.

 

je pense à l'accroche hasardeuse du désir.

en retard pour un rendez-vous qui m'embrase et m'inquiète, descendant par erreur à Opéra, un peu ivre de chaleur et de la beauté moite de la jeune fille blonde qui lisait, en le tenant à bout de bras dans le corps de la foule, mon livre préféré de Fitzgerald - par dessus le bruit des wagons et dessous ma langueur un touriste me soutient que la ligne 12 n'est jamais passée par ici, je dis : vous êtes sûr ? au bas des escaliers un type aux yeux félins cherche la connexion avec le RER, il me rappelle l'enfant sombre d'Istanbul qui s'appelait Solal, David en vérité son prénom tombé de la bouche d'un grand garçon brun qui court vers lui fou de joie (prononcé à la française le nom ne me touche pas), les types se jettent dans les bras l'un de l'autre, le touriste disparaît dans des lignes invisibles, la foule en vagues m'enivre et l'oeil noir des garçons, je suis terriblement en retard, j'aurais le goût d'être en retard pour toujours, m'effacer dans ce retard ne jamais ressurgir dans tes bras impossibles, toi qui m'attends à l'extérieur de l'étonnante machine -

terribles serpents, il y a contre mon bras nu un bras nu qui très doucement m'enserre, le noyau de ma taille deviné en son cercle, un souffle dans ma nuque un souffle sur mon front légèrement indolents et certains de leurs corps ils me retiennent tranquille dans l'aimant de leurs peaux, et je ris de leur audace de leur désir offert de la foule devenue invisible à leur simple décision je ris de succomber, très lentement, au magnétisme puissant et puis de la rencontre, je ris quand du visage multiple et mobile de la foule surgit en avalanche mon bon camarade G dans la rigueur rêveuse que je lui reconnais, et qui d'un pas très sûr s'avance pour m'embrasser rugueusement sur les joues et tendre la main à mon escorte, protocole exemplaire - tu viens à mon mariage ? me dit G sur le même ton complètement neutre qu'il avait eu pour m'annoncer qu'il entrait rue d'Ulm ou qu'il avait été reçu premier à l'agrégation, ah oui oui évidemment dis-je aussi naturellement que possible quand sous ses yeux décalés deux types inconnus et heureux me corsètent peau vivante et leurs mains entrelacs se rejoignent dans mon dos, il sourit, il retombe dans l'allure de la foule je suis en pilote automatique, stricte fonction sociale du langage, ce qui me reste de tenue épaules droites visage gardé tout va bien quand happée par ma propre peau le mouvement les mains chaudes à mes poignets et mes hanches serrées tout m'emporte le filet du désir le vacarme du métro il faudrait oui il faudrait s'engouffrer à nouveau dans la peau à connaître il faudrait vivre jusqu'au bout l'incongru l'imprévu la violence simple du désir démultiplié, il faudrait -

en haut des escaliers debout dans sa très grande indifférence et ses beaux yeux en meurtrières M est là et m'attend.

 

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mardi 20 juin 2006