l'immédiate
journal d'O.

 

la nuit, la tristesse, le doute, l'arrachement à soi-même - le signal du passage piéton tournait au vert, ça n'est pas comme si je tenais compte de ces choses-là, ils étaient assis ensemble dans la musique sur le côté du quai et je n'ai jamais traversé. la nuit noire, la fatigue, je me suis assise près du plus jeune. il avait une frange courte et volage sur des yeux gris et clairs, il a souri doucement, je crois que j'ai le droit de dire que je l'ai aimé tout de suite. ça n'est pas qu'il était beau - c'est qu'il était vivant, qu'il était dans la rue et que tendant vers moi l'instrument en sphère bleue quelque chose existait qui s'appelle l'évidence. j'ai touché l'acier, l'acier était là dans l'écho, lumière tendue, brumes et rizières, ciel nu, mer flottante et désert rouge d'une lune ou de l'artère d'une ville, le rêve soulevé d'un coup dans ma peau en charpie. je souriais. le garçon aux yeux clairs a joué avec moi, il ne s'est interrompu que pour poser son pull sur mes épaules, avec un petit geste tranquille. adossé au mur, un garçon très blond filait des mots inconnus et confiants sur sa voix de corde râpée. un autre faisait des ricochets dans l'eau fixe de la seine. c'est le quatrième qui a écarté le type lourd d'alcool et de fatigue, attiré par la musique et ma robe sur les quais. elle est avec nous. je les écoutais parler dans cette langue comme vidée de voyelles et qu'ils mâtinaient tranquillement d'espagnol, d'anglais ou de français. il y avait l'errance avec nous, il y avait la joie, l'harmonie des trois hang à vols clairs dans la nuit. nous avons traversé le pont en riant. Sigi chantait toujours. Uli découpait dans nos mains de grands carrés de chocolat noir. Marco avait contre son coeur, dans la poche de sa veste de toile grise, une photo de la maison construite de ses mains au flanc d'une barre rocheuse de l'Equateur. le garçon aux yeux clairs me parlait de Bruxelles, du Brésil, de la vie pour le voyage et l'engagement au monde. il parlait un français délicieux, nourri d'images et de musiques, je me sentais puissante quand il enserrait autour de nos épaules une grosse couverture de laine rouge, et qu'Uli fou de joie s'esclaffait dans la lune dépliée et le désir immense des frontières englouties. c'était le moment exact de la vie. c'était le point de l'errance et de l'enthousiasme fou, merveilleux, qui nous déchire le coeur et nous pousse sans fatigue sur ces départs sans lendemain. c'était la nuit donnée, la ville réinvestie, il n'y a pas de tristesse dans la famille sensible et sans cesse retrouvée. les heures ont passé et comme suspendues pourtant. je sentais le magma chaud et voluptueux couler encore dans ma poitrine. intensément ensemble nous avons vécu la nuit dans l'herbe drue d'un morceau de jardin, sur le cheminement de la Seine, avec la ville-silence, effacée en son sommeil aveugle, avec le bonheur fou, le long battement à quai d'un voilier de fortune qui invitait au départ et qui s'appelait l'Alma.

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samedi 16 septembre 2006