entrer, refermer la porte derrière soi. je dépose
les clés dans la petite assiette de porcelaine. le manteau jeté sur le lit, et le
foulard, l'écharpe noire, les chaussures accidentés sur le côté. de son côté de la
ville, est-il déjà levé ? a-t-il ouvert les rideaux, jeté un oeil sur la rue, la
lumière ? je fais bouillir l'eau pour le thé. bergamote, sucre (un demi). non, il dort
encore. il va se lever tout à l'heure, faire couler l'eau du bain, noyer les derniers
restes de la nuit que l'on croyait sans fin. je mangerai bien un oeuf à la coque. il est
dix heures. il s'habille, il parle tout seul j'en suis certaine. il va il vient pieds nus
sur le carrelage, il ouvre des livres et les referme. je descends chercher le courrier. il
est assis à sa table devant la fenêtre maintenant. il déjeune tranquillement. il allume
son ordinateur, ouvre son cahier. il écrit. il y a trois lettres dans la boîte, je
reconnais l'écriture aussitôt. je les lis très vite, avec bonheur, dans l'ascenseur. paris, l'après-midi. j'achète des livres, des fleurs, du thé. L me
manque, et ses belles mains blanches. j'écoute disque sur disque pour combler son
absence. je pense à X, de son côté de la ville, toujours trop loin. je remplis page sur
page pour tromper le désir, l'indolence. j'attends jusqu'à la dernière minute, la
dernière force, le dernier souffle de la nuit pour me glisser dans le silence sage de mon
lit.
tu donnerais de l'amour à un mort. comment veux-tu que je ne
t'aime pas? tu as un pouvoir d'attraction à faire dresser les pierres à ta voix. tes
lettres me remuent jusqu'aux entrailles. n'aie donc pas peur que je t'oublie ! tu sais
bien qu'on ne quitte pas les natures comme la tienne, les natures émues, émouvantes,
profondes. je m'en veux, je m'en voudrais de t'avoir fait peine...
(flaubert à louise colet, 11 août 1846)
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